• Le rire de la soif

    Petite nouvelle inspirée d'une photo du "Mensuel" de ce mois-ci, illustrant la sécheresse du Sud de la Chine, clairement due aux choix de développement nationaux, qui symbolise assez bien la situation planétaire climatique. Malheureusement, cette photo n'avait rien d'un mirage.

         Au confluent des provinces du Yunnan et du Guizhou, dans le Sud-Ouest de la Chine, j'ouvre péniblement un oeil, face à un soleil qui rit jaune. Je me lève, mon crâne se réveille, et il n'est pas content. Ce salopard ne m'a pas raté. Après m'avoir endormi avec ses histoires écolos, il m'a perdu au milieu de rien pour m'assommer dès que je lui ai tourné le dos. Je me retrouve sans mon appareil photo numérique, sans mon sac, et surtout sans aspirine. Il ne m'avait pas inspiré confiance dès le départ, mais j'avais voulu éviter le délit de sale gueule. Me voilà planté comme un piquet de parasol sans parasol, au milieu de rien.

         Après avoir choisi une direction, je me suis mis à marcher, en priant d'avoir choisi une direction salvatrice. Cela fait un moment à présent, et je commence à douter de mon instinct, qui semble n'avoir raison que lorsque je ne l'écoute pas. En tout cas, le lascard qui m'a détroussé n'a pas menti sur tout. Les paysages qui m'entourent sont dignes d'un film de science-fiction, où le grand méchant aurait décidé d'aspirer toute l'eau de la planète. Cette impression se confirme quand peu à peu, je m'approche d'un point noir à l'horizon. Au rythme de ma marche lente se dessine en douceur une absurdité étrange, qui me fait croire au mirage. Un bateau se trouve là, sorte de péniche asiatique, planté sur un sol sec et craquelé. Un embarcadère de fortune permet encore de monter à bord. Tout autour, l'eau hante encore les lieux : on croit la voir danser par vagues le long du rivage abandonné, on la croit encore là dans une boue qui n'a de cesse de s'assécher.

         Restant fasciné par ce spectacle muet et effrayant, je distingue de la lumière au niveau du pont du navire. Il y a quelqu'un, voilà qui devrait mettre fin à mon calvaire. J'approche aussi rapidement que ma fatigue me le permet. Une enseigne perchée au sommet des étages du vaisseau indique qu'il s'agit d'un bateau-restaurant destiné aux touristes. Je monte à bord, et tape à la porte qui se présente devant moi. Je reste sur mes gardes, les occupants ne sont peut-être que des squatters, mais de toute façon je n'ai plus rien qu'on puisse me prendre. Soudain la porte s'ouvre et laisse place à un vieillard élégant portant un tablier. Il me regarde en souriant. Dans une langue approximative, je bredouille mes malheurs et demande un verre d'eau. Le vieillard m'invite à entrer. L'intérieur est joliment décoré, dans un style de pure tradition asiatique, si l'on excepte le bar américain, derrière lequel disparaît mon hôte. Je m'asseois au comptoir. Le vieux ne tarde pas à reparaître avec un verre d'eau fraîche.

         Pendant que je bois par petites gorgées, j'interroge mon sauveur sur le chemin à suivre. Il me rassure : une ville proche se trouve à une demi-heure de marche. Il suffira, en descendant, de marcher droit devant moi pour l'atteindre. Sous l'effet de l'eau et de la bonne nouvelle, ma gorge se desserre un peu. Débarrassé de mon angoisse de naufragé du désert, je lui en demande plus sur ce qu'il fait ici. "Pourquoi serais-je ailleurs", répond-il, "ce navire m'appartient !" Il me raconte ensuite les temps de sa jeunesse, où l'eau ne prenait pas de congé et où les temps de la mousson étaient redoutés, et non attendus avec impatience comme aujourd'hui. "Nos gouvernants sont aussi fous que les vôtres ! Nous privilégions le développement de notre civilisation sur l'harmonie avec le territoire que nous occupons." Nous débattons un moment d'avenir et d'écologie, et la barrière de la langue s'efface étrangement. Le vieux me dit en riant : "Quand j'étais petit, mon grand-père nous menaçait : soyez sages, mes chers enfants, car sinon un jour les démons boiront toute votre eau et balaieront votre terre ! Il ne vous restera alors que les flammes pour vous rotir à jamais ! ça ne nous empêchait pas vraiment de faire des bêtises ! Quand j'y repense aujourd'hui, je me dis qu'on aurait pu être un peu plus sages." L'heure avance, et le vieillard me conseille de reprendre ma route si je veux arriver avant la nuit. Je sors, descend de bord, pose les pieds à terre. Je me retourne : le bateau a disparu. Perplexe, je décide tout de même de suivre la route indiquée par le vieil homme, dont le rire hante mes pas jusqu'à la ville.


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