• La visite du Ministre

    Voici un nouveau texte nous replongeant un peu dans le monde réel, dans la lignée de "l'heure de pointe".

         Adeline et Paul se pressent ; l'une se maquille dare-dare, l'autre saute dans son pantalon. Ils se croisent en s'évitant de justesse, courant après leurs affaires. La préparation, malgré la précipitation, est minutieuse. Paul jette un oeil au radio-réveil.
         "Merde, dans trois minutes on est en retard !
         - trois minutes ? Ok !"
         Tout s'emballe dans un méli-mélo incroyable, mais trois minutes plus tard, le couple s'engouffre dans leur petite citadine. Paul met le contact, démarre, manoeuvre rapidement. A la mi-matinée, heureusement, les piétons sont rares. Après quelques entorses au Code de la route et quelques kilomètres avalés, ils arrivent devant la mairie annexe. Il y a déjà du monde qui attend tranquillement devant l'entrée. Pas une seule place de parking ne se libère.
         "Merde, merde, merde !
         - Là !"
         Adeline a l'oeil ; ce n'est pas une place très orthodoxe, mais Paul arrive à ne mordre qu'à peine sur le passage piéton. Il ne reste plus qu'à espérer que les flics soient trop occupés à faire la circulation pour assurer le confort routier de monsieur le Maire. Adeline jette un dernier coup d'oeil dans son miroir de courtoisie, réajuste stratégiquement sa frange. Ils sortent et se dirigent vers l'entrée de la mairie annexe flambant neuve. Il est dix heure pile, juste à temps.

         Paul et Adeline se joignent à ceux qui forment déjà une petite foule, serrent quelques mains, avec le sourire. Tous sont là pour les mêmes raisons : monsieur le Maire va inaugurer les nouveaux locaux municipaux. Et comme il fait bon être dans les petits papiers de sa seigneurie, personne ne souhaite rater le rendez-vous. C'est qu'en plus d'être maire, il se fait un brin ministre ces derniers temps ; il en est d'autant plus puissant et d'autant moins abordable. Comme tout le monde, Paul et Adeline espèrent pouvoir toucher quelques mots au puissant homme, glisser quelques idées, défendre leurs intérêts. Ils ont un avantage, c'est une dizaine d'années de moins - minimum - que tous leurs rivaux, et le sourire ravageur d'Adeline. Ils ont un handicap, ils ne connaissent presque personne, et sont totalement débutants dans l'exercice mondain. Après une incursion furtive dans les nouveaux locaux, abritant une foule encore plus dense, le couple ressort bredouille ; leur cible n'est pas encore arrivée.
         "C'était bien la peine qu'on se presse autant !"

         Soudain, le visage de Paul s'éclaire. Un homme vient d'arriver, entouré de quatre personnes. Petit, coiffure impeccable, les yeux perçants derrière des lunettes en acier. Le sourire blanchi et faux aux lèvres, il salue presque tout le monde, et tout le monde tient à lui parler. Certains tentent même quelques gestes amicaux, mais osent à peine l'effleurer, redoutant une réaction de rejet. Il porte une veste cuir et fourure d'un style très élégant, très ministériel branché.
         "Tiens regarde, c'est pas lui là-bas, glisse Paul à Adeline.
         - Hein, qui ? Où ça ?
         - Ben lui là, le petit, juste à gauche, tout le monde lui court après.
         - Mais non c'est pas lui, aucun rapport ! C'est pas du tout le même style, tu l'as pas vu à la télé ? Lui c'est le genre vieux beau de quarante ans, il a même un fan club sur le net ! Et puis tu crois vraiment que les policiers resteraient aussi loin à continuer à faire la circulation ?!"
         Adeline est à la fois désabusée et moqueuse. Paul est un peu vexé.
         "Oui ben n'empêche qu'il a l'air important, le genre de personne qu'il serait utile de connaître, et qu'on ne connaît pas.
         - T'inquiètes, je lui ai déjà fait un grand sourire, il m'a répondu d'un signe de tête."
         Elle a toujours une longueur d'avance. C'est indéniable, jusque dans leur look : lui, à peine coiffé, mal rasé, habillé banalement ; elle, tirée à quatre épingles, maquillée, le chignon solidement arrimé, la classe. lui, le piège, elle, l'appât. C'était ça le plan. Attirer le gibier pour mieux le dévorer. Si tant est qu'ils puissent lui parler, si tant est qu'il arrive un jour. Vingt minutes sont déjà passées depuis leur arrivée. Les gens s'amassent, piétinent sur place, s'impatientent discrètement. L'agglutinement nerveux est traversé de temps à autre par des passants indifférents, des mamans portant leur bébés aux bras, d'autres se servant de leur poussette comme chasse-badaud. Un type au visage couvert de tatouages traversent devant les deux jeunes adultes au coeur du peloton.
         "Tiens, c'est pas lui là ? Dit Adeline, pointant en un signe de tête en la direction du tatoué.
         - Gna gna gna ! Madame se la joue spirituelle je vois !" Rétorque Paul après s'être retourné fébrilement et avoir découvert la décevante surprise.
         Soudain, une petite femme élégante fait irruption non loin du couple, sortant de la mairie annexe.
         "Excusez-moi, je vous demande deux minutes d'attention, simplement pour vous dire que monsieur le Maire est retenu par les personnels grévistes des crèches ayant demandé une audience, c'est pour cela qu'il est en retard, mais rassurez-vous, il est en route et ne devrait plus tarder. Voilà, c'est tout pour le moment, merci !"
         La voilà déjà qui s'en retourne à l'intérieur. Tendant l'oreille, Adeline apprend qu'il s'agissait de l'adjointe de territoire.
         "Hum la prochaine fois, on ferait bien de se rencarder un peu plus sur les huiles de la Ville, si tu veux mon avis ; là on connaît personne, c'est limite si on risque pas la gaffe à chaque instant. Celle qu'on vient de voir, c'est la patronne de la mairie annexe, et tout à l'heure je lui ai serré la main, et j'ai failli lui demander qui elle représentait, pourquoi elle était ici !
         - Oui c'est clair, mais bon, il faut bien commencer ! Petit à petit on connaîtra les personnes à connaître, petit poisson deviendra grand. Il faut commencer menu fretin avant de devenir cachalot.
         - Tu t'es levé du pied marin toi ce matin, non ?"
         Leur conversation est interrompu par une douce clameur montante ; on a vu passé une voiture officielle aux vitres teintées, ayant fait un appel de phares. Il arrive. La voiture est allée faire demi-tour au carrefour suivant, elle se gare juste à côté de la foule, devant l'entrée du bâtiment municipal. Tout le monde a les yeux braqués sur elle. Les journalistes pointent le bout de leur objectif, attendant le moment-clé de la descente de voiture.
         "Bonjour mesdemoiselles, bonjour mesdames, bonjour messieurs !"
         La voix vient de la gauche. Comme un seul être, la foule se retourne. L'effet théâtral est réussi ; le vieux roublard est arrivé à pied, tout le monde s'est fait berner. Il ne laisse à personne le temps de réagir, enchaîne les poignées de main froidement chalereuses comme seuls les politiciens savent les faire.
         "Allez, voyons voir ces locaux alors !"
         La locomotive est partie. Paul et Adeline sont parmi les voitures de tête, après l'escorte municipale. Le cortège pénètre les lieux, tout le monde suit le Maire-Ministre, qui passe de salle en salle, rythmant la visite de quelques exclamations bien senties, n'hésitant pas à interrompre la responsable des lieux dans ses explications : "Ah oui, joli !", "Ah ben ça a de la gueule quand même, non ?", "Formidable !"... Tout le monde acquiesce, de manière plus ou moins marquée, selon que l'élu regarde ou non dans la bonne direction. Après avoir traversé le bâtiment, le Maire et sa cohorte ressortent par l'autre entrée, donnant sur la place du marché.  Le grand patron se lance dans un tour des commerces ; certains suivent, d'autres se dispersent. La plupart, dont Paul et Adeline, ont repéré le pupitre non loin de l'entrée de la mairie, surmonté des drapeaux français et européen. Tout ce joli monde feint de discuter de manière très détendue, guettant le retour de l'homme de pouvoir, qui n'en finit plus de serrer des mains et d'expliquer le bienfondé de sa politique à des marchands incrédules et ébahis. Il revient enfin vers son pupitre.

         Tout le monde approche sagement, à part les journalistes se ruant sur les meilleures places. Un caméraman se poste juste en face du pupitre, ce qui semble convenu avec les élus. Le discours sera télévisuel, autant dire creux et sans surprise. Paul et Adeline ne se font plus trop d'illusions, mais continuent d'espérer de pouvoir poser une question ou de pouvoir faire une remarque. Mais l'homme connaît son affaire, et endort son monde à coup de budgets et de projets. Un petit réveil en douceur pour faire de jolies photos, pour les journalistes. Un tas de stéréotypes qui finit en clichés, c'est ce qu'on appelle l'ironie du sort. De rapides remerciements ponctuent enfin le tout, le Maire invoque son prochain rendez-vous, plus personne n'osera interrompre sa marche forcée vers son véhicule de fonction. Paul et Adeline repartent un peu déçus.
         "Enfin, on a quand même rencontré du monde, et serré la main du Ministre, c'est déjà ça !"


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