• L'embuscade

    Un nouveau texte brûlant, chaud devant !

         Nous étions trois cent. Peu et beaucoup à la fois. Peu, car l'adversité est grande pour ceux qui combattent pour une noble cause. Beaucoup, car le nombre importe peu lorsque l'on partage une foi et une confiance aveugle en son camp. Le Grand Jour était arrivé. Nous nous étions rassemblés en un point tenu secret jusqu'à la dernière heure ; un grand hangar sombre et humide, innondé en son centre d'une lumière crue au néon. Le sol-même était imbibé et recrâchait l'eau sous nos pieds, la crasse lui donnant des reflets huileux.
         Nous allions enfin passer à l'action, leur montrer, à tous, qu'ils s'étaient trompés, qu'ils allaient devoir payer. Depuis que le monde est monde, les gens se permettent de faire n'importe quoi à n'importe quel prix, sans jamais accepter d'en assumer véritablement les conséquences. Nous étions là pour changer ça. Mettre fin à l'humanité, créer un Ordre Nouveau, où tous auraient leur place, où tous devraient rester à leur place. deux cent quatre vint dix neuf personnes amassés ce jour pour L'entendre, Lui, prophète alliant le royaume de Dieu à celui des Hommes ; il allait enfin nous dire comment, en ce grand jour, il plierait l'Air pour unir enfin la Terre et le Ciel, comment les mécréants allaient payer et les justes être récompensés. Nous l'attendions, comme toujours, plus encore en ce jour si particulier. La nuit tombait, il allait arriver d'un instant à l'autre. Nous, les élus, avions tant enduré pour prouver que nous faisions partie des Justes, de ceux qui règneraient sur Terre lorsque seraient tombés les fourbes. Nous avions assez attendu, à présent ils allaient tous se soumettre. Notre foi en cette Ultime Changement avait été éprouvée à maintes reprises. Nombreux étaient ceux qui étaient tombés avant même le premier combat, jugés trop faibles pour se donner totalement à la Cause. Tous avaient péri de nos propres mains, jusqu'à ce qu'ils ne restent que les trois cent élus, fébriles, aux mains souillés, qui n'attendaient plus que le moment où il pourraient enfin se laver les mains dans le bain du sang des hérétiques.
         Soudain, toutes les lumières s'éteignirent en un clac résonnant. Un grand silence se fit dans la foule. Puis, un autre clac se fit entendre, et loin en hauteur, Il était là, baigné de lumière. Le crâne rasé et vêtu de sa tenue de cérémonie, il nous regardait droit dans les yeux, alors même qu'il était seul et que nous étions deux cent quatre vingt dix neuf, alors même qu'il était dans la lumière et nous dans les ténèbres. Un moment s'étira dans l'éternité, où le silence et l'immobilité étaient roi et reine. Puis Il ouvrit la bouche :
         "Mes fils, vous vous êtes rassemblés ici dans un même espoir qui nous tient. Cet espoir, c'est celui de voir venir au jour un monde meilleur, où les malfaisants ne seraient plus, où les Justes règneraient. Pour cela, vous avez passé de nombreuses épreuves, et vous avez égorgé vos propres frères lorsqu'ils déviaient de la Cause. A présent est venu le jour de notre venue au monde, où tous sauront que ce qui a été ne sera plus."
         La lumière s'éteignit à nouveau en un claquement sonore, suivi d'un froissement de l'air Le ramenant à notre vue. Il portait une grande torche à la flamme crépitante.
         "Voyez maintenant, voyez cette flamme que je porte à bout de bras. Elle représente cet espoir dont je vous parlais à l'instant. Elle est forte, brille de mille feux, porte en elle la fureur et l'énergie nécessaire pour changer le monde. Elle nous unit vous et moi, dans une même croyance de purification, où les pires Hommes cèderont leur place en ce bas-monde, pour l'élever un tant soit peu."
         Il lança alors sa torche en l'air, qui tournoya un instant avant de commencer à tomber, toujours flamboyante. En même temps il criait :
         "Pauvres fous, vous avez égorgé ceux que vous appeliez vos frères, qui sont les pires Hommes selon vous ?"
         Puis la flamme toucha le sol, et je ne me souviens que d'une immense lueur dansante, de cris et de hurlements de douleur, de torches humaines dansant dans une chorégraphie macabre.
         De mon lit d'hôpital, un seul de mes yeux dépasse des bandages qui recouvrent mon corps et sont changés plusieurs fois par jour. Je ne parviens plus à réfléchir, le souvenir du grand brasier tourne en boucle dans mon esprit meurtri. Je ne comprends plus. Les Hommes qui m'entourent sont ceux-là même que j'étais prêt à anéantir ; ils font tout pour me maintenir en vie. Ils ont dit que j'étais le seul survivant, que me rouler par terre de douleur était sans doute le réflexe qui m'avait sauvé ; à la télé, ils ont parlé d'une secte ayant organisé un suicide collectif, entre deux reportages sur des émeutes et sur un conflit international. Le monde ne tourne pas plus rond, nous n'étions pas seuls à nous leurrer, embusqués dans notre propre folie.


    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :